CHAPITRE II

Le shérif Lavers déplante son cigare de sa figure et me lance un regard féroce.

— Ce que j’admire le plus en vous, Wheeler, gronde-t-il, c’est votre conscience professionnelle. En temps normal, vous ne daignez pas vous montrer au bureau avant onze heures, mais quand vous êtes sur une enquête, vous vous amenez à dix heures et demie : c’est un bel effort.

— J’ai terminé hier à quatre heures du matin, dis-je froidement. Et ce n’est pas parce que je suis votre assistant personnel que cela vous autorise à être déplaisant.

Un sourire mauvais fend sa bouche qui appartenait autrefois à un chérubin mais qui est aujourd’hui en permanence celle d’un satyre.

— Moi, j’ai été déplaisant ? (Il pouffe d’un rire gras.) Vous avez l’épiderme bien sensible, tout d’un coup.

— C’est pour compenser. Vous, vous avez le cuir de plus en plus épais.

— Ça va, ça va, grommelle Lavers. Alors ? Où en êtes-vous de cette affaire ?

— Vous savez presque tout. D’après Doc Murphy, le type a été poignardé avec un instrument effilé mais pas très tranchant et long d’au moins douze centimètres. L’assassin a frappé pendant un bon bout de temps. En conséquence, il peut s’agir d’un galopin au sang chaud ou d’un fou homicide.

Lavers regarde le dossier posé sur son bureau.

— D’après le docteur, le type est mort entre neuf heures trente et dix heures.

— Et Bella Bertrand a découvert le cadavre à neuf heures trente-cinq. Hier soir, nous avons interrogé les autres locataires de l’immeuble. Personne n’a rien vu, rien entendu. Notre maniaque du crime a donc le pied léger.

— Et la croix tracée sur le tableau, qu’est-ce que c’est ? Murphy a vérifié, il s’agit bien du sang de Hardacre. Ça pourrait être un truc symbolique, non ?

— Peut-être, dis-je sans enthousiasme. Mais ça a peut-être été fait uniquement pour nous le faire croire. A moins qu’après tout l’assassin soit cinglé.

— Quelqu’un a posé pour ce nu ?

— Sûrement. Ça pourrait être Bella Bertrand, mais elle dit que non. Il y a aussi cette Mme Mayer. Hardacre était censé, faire son portrait, mais, d’après Bella Bertrand, il ne s’intéressait pas seulement à elle d’un point de vue professionnel. Dans son bureau, il y avait une lettre de George Mayer, le mari, qui lui commandait le portrait pour mille dollars.

— Vous n’avez pas encore interrogé les Mayer ? demande Lavers, plein d’espoir.

Cinq secondes plus tard, il doit se sentir contaminé par mon silence glacial, lève les yeux, voit mon visage et comprend.

— Bon, marmonne-t-il. Vous n’avez sans doute pas eu le temps. Qu’est-ce que vous avez encore appris sur Hardacre ?

— J’ai trouvé une lettre de sa banque : son compte se portait bien. Et cent dollars dans un portefeuille. Un mot d’un nommé Lambert Pierce qui lui rappelle qu’ils devaient dîner ensemble demain soir et de ne pas oublier l’argent. C’est à peu près tout.

— Bon, dit-il joyeusement. C’est à vous de jouer.

— Je sais… Est-ce que les gars du labo ont trouvé quelque chose ?

Lavers secoue la tête.

— Pas encore. Je crois que pour vous, c’est le moment ou jamais d’y aller de votre style personnel et de commencer une enquête-à-la-Wheeler type.

— En faisant quoi, par exemple ?

Il pouffe grossièrement.

— Par exemple, en emportant ce tableau quand vous irez voir Mme Mayer.

— Pour comparer les derrières ? dis-je sans rire. C’est déjà fait avec Bella Bertrand.

— Ça ne m’étonne pas de vous, repouffe Lavers, encore plus grossièrement, ce qui est pourtant difficile.

C’est lui qui a le mot de la fin. Il ne me reste plus qu’à quitter son bureau avec l’air de dignité outragée d’un censeur surpris à relire pour la quatrième fois le livre qu’il interdit.

Comme je claque la porte de Lavers, Annabelle Jackson, la secrétaire du shérif lève les yeux sur moi. Elle est d’une blondeur de miel.

— Vous, dit-elle joyeusement, vous venez de vous faire avoir dans une discussion.

— Oui. On discutait pour savoir qui était la personne la plus sexy du bureau. Je disais que c’était vous avec vos rondeurs sudistes à rendre fou et, comme qui dirait, indomptées.

— Et le shérif ?

— Il disait que c’était Polnik. Vous croyez qu’il est malade ?

— J’ai l’impression que si je réponds oui, je découvre dangereusement mes arrières.

— Ma cocotte en sucre, dis-je sincèrement, ça fait des années que je vous connais et vous n’avez encore jamais fait ça.

— On apprend vite avec vous, Al Wheeler. Sans ça, il est tout de suite trop tard.

Je pose mes mains au bord de son bureau et me penche vers elle.

— Annabelle Jackson, dis-je, vous êtes le plus fascinant bouquet de charmes qu’on ait jamais cueilli dans les vieilles plantations du Sud et je trouve que nous devrions…

— Al Wheeler, si vous approchez encore d’un centimètre, je hurle à crever le plafond.

prendre rendez-vous pour le plus tôt possible. Demain soir par exemple, ça va ?

— Notre dernier rendez-vous…

remonte à l’année dernière. Pourquoi ne pas essayer encore ? Vous savez, je me suis peut-être amendé…

— Vous n’avez plus votre électrophone et vos cinq haut-parleurs encastrés ? demande-t-elle d’un air innocent. Vous avez vendu votre divan-champ de manœuvres et vous n’avez plus que des chaises à dos droit ? Et la lumière ? Est-ce que vous pouvez l’allumer, aujourd’hui ?

— On s’amende de l’intérieur : les changements extérieurs ne comptent pas. Pourquoi tenez-vous absolument à me jeter la première pierre ?

— Parce qu’avec un peu de chance, elle pourrait vous casser votre petite gueule, dit-elle avec un sourire angélique. Mais un Wheeler amendé, je veux voir ça en action. Venez me prendre demain soir à huit heures. Apportez votre caractère amendé ; moi, j’apporterai un fusil de chasse.

— L’ennui, dis-je amèrement, c’est que vous n’avez pas confiance.

— Réflexion faite, je prendrai un fusil à deux canons – deux canons sciés, naturellement.

Je reste coi. Décidément, je ne suis pas dans un bon jour pour les réponses à l’emporte-pièce. Je lui en sors quand même une qu’un simple d’esprit ne trouverait pas drôle, et je me retrouve sur le trottoir.

* * *

J’ai relevé l’adresse des Mayer sur la lettre que j’ai trouvée dans le bureau de Hardacre, mais la maison devant laquelle j’arrive trente minutes plus tard m’en bouche un coin. Elle est située dans l’avenue la plus respectable de la banlieue la plus respectable de Pine City, et elle est elle-même… respectable : une copie presque conforme des maisons de campagne de faux style anglais qu’on construisait à Bel-Air avant que les impôts et le parlant aient mis fin à l’âge d’or des vedettes du muet.

Mon Austin-Healey s’engage respectueusement dans une large allée, trottine le long des pelouses immaculées, plantées, çà et là, d’ormes japonais et ornées de plates-bandes fleuries tirées au cordeau, puis elle s’arrête devant l’entrée principale. En m’approchant de la porte je me sens quasiment écrasé par l’immense façade de briques.

Une femme de chambre vient m’ouvrir et son regard demande clairement pourquoi je n’ai pas sonné à la porte de service. Elle est résolument blonde, elle a un peu plus de vingt ans et elle serait jolie si elle n’avait pas l’air si efficace.

— Oui ?

Sa voix est acidulée comme un bonbon anglais.

— Il y a des tas de formules pour accueillir les gens, dis-je poliment. Mais « oui », je ne connaissais pas.

Elle écarquille les yeux un instant puis fronce les sourcils d’un air incrédule.

— Vous vendez quelque chose ?

— De la politesse en boîte. Mais, ce matin, les affaires vont mal.

— Vous déraillez, mon brave, dit-elle sèchement. Si vous ne filez pas tout de suite, je…

— Je voudrais voir Mme Mayer, dis-je en lui collant mon insigne sous le nez. Police. Je représente le Bureau du shérif.

Visiblement, elle n’a pas envie de me croire.

— Attendez ici. Je vais voir si c’est possible.

— Annoncez le lieutenant Wheeler. Al Wheeler. Je raffole des blondes en beau petit uniforme noir avec peut-être en dessous des dessous en dentelle noire. Est-ce que vous… ?

Mais elle est déjà partie. Elle revient une minute plus tard avec, sur la figure, un sourire poli et, dans les yeux, quelque chose d’imprécis qui n’est en tout cas pas de l’hostilité.

— Mme Mayer va vous recevoir tout de suite, lieutenant. Entrez, je vous prie.

Elle m’introduit dans un grand vestibule que domine la voûte d’un imposant escalier sculpté. Arrivée devant une porte fermée, elle s’arrête et se tourne vers moi en me la désignant.

— Mme Mayer est ici. Au salon.

— Merci.

Mais elle ne s’écarte pas pour me laisser passer.

— Je m’appelle Hilda. Hilda Davis. (Sa voix n’est plus du tout acidulée.) Je regrette d’avoir été désagréable.

— N’en parlons plus. Je l’ai été aussi.

— Ces temps-ci, on a été envahis par des représentants… Vous savez ce que c’est…

Un sourire découvre ses dents extraordinairement blanches. Elle n’a plus du tout l’air efficace et elle est vraiment mignonne.

— Bien sûr… dis-je gauchement.

Elle fait un pas vers moi.

— Ça me met peut-être un peu de mauvaise humeur d’être tout le temps claquemurée dans la maison. Je suis libre le mardi et le vendredi soir et toute la journée du dimanche. Mais, même ces jours-là, je ne sors pas beaucoup, vous comprenez ?

D’un geste distrait, elle époussète la manche de ma veste.

— Je comprends, dis-je avec le plus de conviction possible. Bon, eh bien, je ne veux pas faire attendre Mme Mayer.

— Non, bien sûr, dit-elle vivement, sans bouger d’une ligne.

Je dois la frôler de tout près pour atteindre la porte et quand mon oreille droite se trouve à dix centimètres de sa bouche, elle chuchote :

— Je réserve toujours la dentelle noire pour les grandes occasions. Pour un rendez-vous, un de mes soirs de sortie, par exemple.

Le temps que cette intime confession ait produit tout son effet sur mon système nerveux et il est déjà trop tard : j’ai ouvert la porte et, à l’autre bout du salon, une femme se lève de son fauteuil pour m’accueillir.

— Lieutenant Wheeler ? dit-elle d’une voix neutre quand nous nous rejoignons au milieu de l’immense pièce. Je suis Janine Mayer.

Elle porte un tailleur en épaisse soie feu qui va très bien avec ses cheveux bronze et souligne merveilleusement ses formes. Dans ses yeux gris luit un éclair d’anthracite qui donne à son regard quelque chose d’un peu arrogant. Toute sa personne d’ailleurs a quelque chose d’arrogant.

— Voulez-vous vous asseoir, lieutenant ?…

Je m’installe dans un fauteuil profond. Elle s’assied dans un autre, en face de moi et croise les jambes tout en tirant sur sa jupe de ce geste machinal qui est une des manies féminines les plus déprimantes que je connaisse. Puis, les mains à plat sur les bras de son fauteuil, bien calée, parfaitement détendue et pas même curieuse de savoir pourquoi un flic vient troubler sa paisible matinée de banlieue, elle attend que je m’explique.

— La nuit dernière un peintre du nom de Gilbert Hardacre a été assassiné, dis-je.

— Je l’ai su par la radio. C’est épouvantable. Je n’arrive pas encore à y croire.

— Vous le connaissiez bien ?

— Il y a environ six semaines, mon mari lui a commandé mon portrait, répond-elle avec naturel. Je l’ai rencontré pour la première fois à cette occasion et j’ai posé pour lui six ou sept fois. Il m’a paru tout à fait charmant. Je ne comprends pas pourquoi on a pu le tuer.

Je hausse les épaules.

— Quelqu’un l’a pourtant fait. Le portrait s’annonçait bien ?

— Je ne sais pas. (Elle a un petit sourire.) La dernière fois que je l’ai vu, il n’était pas fini… Maintenant, il ne le sera jamais.

— Il y avait une toile terminée sur le chevalet de Hardacre. Elle n’a pas dû plaire à l’assassin : il l’a barrée d’une croix. Avec le sang de Hardacre.

Janine Mayer ferme les yeux et reste un instant muette.

— Je ne veux plus jamais voir ce tableau, dit-elle faiblement.

— Vous pensez que c’était votre portrait qui était posé sur le chevalet ?

— Autant que je sache, il ne travaillait à rien d’autre. (Elle rouvre les yeux.) Ça ne sautait pas aux yeux que c’était mon portrait ?

Non, dis-je, ce qui était non seulement la vérité mais de la politesse. Madame Mayer, quel genre de rapports aviez-vous avec Gilbert Hardacre ?

— Quel genre de rapports ? (Elle scrute mon visage d’un air inquisiteur.) Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, lieutenant.

— Vous aviez bien avec lui des rapports un peu personnels ?

— Lieutenant, dit-elle d’une voix glaciale, je ne comprends toujours pas où vous voulez en venir, mais je sais que je n’aime pas du tout ça. Quels rapports personnels aurais-je pu avoir avec un peintre que mon mari a engagé pour faire mon portrait ?

— Des rapports assez étroits pour poser nue devant lui.

Elle me regarde, médusée, et son visage perd lentement toute couleur.

— Etes-vous fou ? demande-t-elle enfin.

— Un nu de dos, du cou aux genoux. C’est ce que voulait votre mari ou c’est ce que voulait Gilbert Hardacre ?

— Mon mari voulait une étude de la tête et des épaules et c’est cela que Gilbert Hardacre avait presque terminé. Vous avez dû voir la toile chez lui.

— Je n’ai rien vu du tout. Il n’y avait que ce nu et rien d’autre.

Elle se frotte nerveusement le front du bout des doigts.

— J’ai l’impression d’être plongée dans un affreux cauchemar, dit-elle d’une voix tremblante. Ai-je l’air d’une femme à poser nue devant un peintre de quatre sous que je connais à peine ?

— Je ne sais pas à quoi ressemblent ce genre de femmes, dis-je sèchement. Je ne connais que les faits. Vous admettez vous-même que Hardacre faisait votre portrait et la seule toile qu’il y avait chez lui, c’était ce nu.

— Mais il devait y avoir l’autre, la vraie… Mon portrait ! (Elle supplie presque.) Juste ma tête et mes épaules avec un pendentif de diamant au cou.

— Non, madame.

Je me retourne vers la porte qui vient de s’ouvrir et je vois entrer un grand type brun, d’une élégance raffinée. Il est parfaitement à sa place dans ce décor luxueux. Sa figure mince est volontaire, ses yeux noirs sont vigilants, sa bouche énergique. Evidemment, c’est le mari de Janine Mayer : l’homme qu’il faut au moment où il ne faut pas.

— Excuse-moi, Janine, dit-il aimablement. Je ne savais pas que tu avais une visite.

— Je suis ravie que tu sois là, Kent. (Janine Mayer se lève vivement.) Je ne sais même pas comment t’expliquer, mais il a dû y avoir une erreur épouvantable.

Le type me lance un regard froid.

— C’est Monsieur, l’erreur ?

— Oui… Enfin, non !… (Elle a un rire nerveux.)

Je suis tellement ahurie que je ne sais plus ce que je dis. Kent, je te présente le lieutenant Wheeler, du Bureau du shérif. Lieutenant, je vous présente Kent Vernon, l’associé de mon mari et un excellent ami.

Bon. Je ne peux pas toujours tomber juste.

— Et qu’est-ce qui se passe, lieutenant ? demande froidement Vernon.

— Il s’agit d’un assassinat. Nous sommes en désaccord sur le genre de portrait que faisait de Mme Mayer le peintre assassiné.

— C’est vraiment trop absurde, dit Janine Mayer d’une voix aiguë. Le lieutenant est persuadé que j’ai posé pour Hardacre…

Le reste se perd dans un long gémissement angoissé et Mme Mayer se laisse lentement retomber dans son fauteuil, le visage dans les mains.

— Je ne sais pas de quoi il s’agit, gronde Vernon, mais je vois que Mme Mayer est bouleversée. Je vous conseille de foutre le camp d’ici, lieutenant.

— Vous avez peut-être bien raison, dis-je. Je reviendrai lui parler un autre jour.

— Vous feriez mieux de parler d’abord à George. C’est son mari. (Il a un sourire menaçant.) Après ce qui s’est passé, j’imagine qu’il aura deux mots à vous dire.

— J’imagine que dans l’association, c’est vous qui avez les idées, monsieur Vernon, dis-je d’un ton admiratif. Elles coulent de vous comme une source, hein ? Où est-ce que je peux trouver M. Mayer ?

— Pour le moment, je crois qu’il est au bureau.

— Où ça ?

— 340, Dalton Street. Troisième étage. Dekker et Mayer, experts en pétrole.

— Merci, monsieur Vernon. Ravi de vous avoir rencontré.

Il regarde Janine Mayer qui sanglote toujours hystériquement, puis se tourne vers moi.

— Lieutenant ou pas lieutenant, grince-t-il, j’ai bien envie de vous casser la gueule.

Je lui donne un bon conseil :

— Ne tapez jamais sur un flic, monsieur Vernon. Même s’il vous a provoqué, la loi le protège. Et puis quand ils se battent, les flics sont vaches ; ils ne sont pas assez payés pour apprécier le côté sportif de la chose.

— Foutez le camp ou je prends le risque.

Je reste un instant immobile pour étouffer la tentation de l’assommer en passant près de lui, puis je passe dans le vestibule. Hilda m’attend à l’autre bout, ruisselante d’efficacité et de rien d’autre. Elle m’ouvre la porte toute grande.

— Bonjour, lieutenant, dit-elle de la voix la plus cassante que j’aie jamais entendue.

— Avant de partir, dis-je de mon ton le plus officiel, je voudrais préciser quelques petits points avec vous.

— Oui ?

A voir ses yeux, il est clair qu’elle rêve de me couper la tête avec un objet mal aiguisé pour que je mette longtemps à mourir.

— Nous sommes bien mardi aujourd’hui, non ?

— Si.

— Ce qui veut dire que vous êtes libre ce soir ?

— Oui.

— Donc nous avons rendez-vous. Je me trompe ?

— Euh, je… (Plus de voix cassante, plus d’œil meurtrier.) Si je comprends bien, lieutenant, c’est un ordre et je n’ai pas le choix ?

— Exactement. Maintenant, deux petites questions. Pouvez-vous venir en ville, Hilda ?

— Mais bien sûr, dit-elle vivement. M. Mayer me laisse prendre une de ses voitures quand j’en ai besoin.

— Reste la seconde question. Du train où vont les choses, je risque de travailler très tard ce soir. Ça ne vous ennuierait pas d’attendre chez moi ? Je n’arriverai pas après neuf heures, au plus tard. Nous pourrions aller dîner et revenir ensuite chez moi écouter quelques disques « haute fidélité ».

— Ça ne m’ennuierait pas du tout, dit-elle avec chaleur. Je sais aussi faire des lasagnes à faire relever la nuit un chef italien. Je pourrai apporter mes ingrédients et préparer les lasagnes en vous attendant. Comme ça nous ne serions pas obligés de sortir pour dîner. (Elle caresse doucement ma manche.) J’adore la « haute-fidélité » et la musique sentimentale et ça m’arrive très rarement d’en entendre dans les conditions qui me plaisent – dans le noir, roulée en boule sur un divan et tout. Vous voyez.

— Je roule très bien en boule, dis-je modestement.

— Je m’en doute, roucoule-t-elle.

Je lui donne mon adresse, ma clé et un tas de recommandations pour qu’elle n’aille pas perdre sa soirée chez un autre gars, dans l’immeuble en face.

— Parfait, Al, dit-elle gaiement. Mais si vous arrivez après neuf heures, je vous flanque les lasagnes à la figure.

— Je ne serai pas en retard. Oh ! à propos ! Si vous ne le saviez pas, M. Vernon est avec Mme Mayer.

— Il a encore dû se faufiler par la porte de service, grommelle-t-elle d’un air écœuré. Il faut avoir des yeux dans le dos si on veut savoir ce qui se passe dans cette maison.

— Vernon a l’habitude de venir ici quand le patron n’y est pas ?

— Je pense bien. Une ou deux fois j’ai eu envie d’en parler à M. Mayer, mais je sais que si je le faisais elle me balancerait dans les cinq minutes. Je me plais bien ici, alors je m’occupe de mes oignons.

— Pensez aux lasagnes, mon chou. Et n’oubliez pas que ce soir, c’est une grande occasion.

— Lasagnes et dentelle noire ? (Elle pouffe brusquement.) On dirait un titre de chanson, vous ne trouvez pas ?

— Moi, je dirais que c’est le programme de la soirée idéale, ma cocotte…

Et je vais reprendre ma voiture.